Archives de catégorie : Réflexions sur la création

La vie intérieure

La vie intérieure de nos ancêtres s’est constituée sur le modèle des fleuves, des montagnes, des arbres, de la nuit et du jour…

Notre corps d’adulte a gardé la trace de l’espace natal de l’infans. Nos mouvements psychiques, émotionnels sont à l’image des mouvements de déploiement qui animent profondément la vie de tous les éléments mouvants de la nature : le flux des fleuves, le déplacement des nuages, l’alternance du jour et de la nuit, les changements de lumière…

Nous sommes aussi animés par les mouvements internes de ce qui pourrait sembler immobile : Ce n’est pas la connaissance de la hauteur ou des mesures de l’arbre qui comptent mais la perception corporelle de son mode de déploiement, l’arbre est d’abord une forme en formation dont le principe d’animation est l’élévation tout autant que la poussée ascensionnelle est le mode de déploiement de la montagne. Notre espace psychique s’est constitué en captant les modes de déploiement de tout ce qui fait partie de la nature. 

Au primitif et à l’enfant, la montagne ou l’arbre a appris l’élévation, le ravin la chute, l’oiseau le hors-sol, le ciel le non-délimité, l’eau le flux etc 

Pour exister intérieurement et aussi émotionnellement, nous avons besoin d’apprendre des émergences de la force vitale des arbres, des nids, des oiseaux …: l’arbre nous redresse et nous apprend la dignité, l’oiseau nous soulève et nous traverse d’ondes de joie, le nid nous rassemble et nous adoucit, la fleur nous déploie… 

Dans une lettre, le poète Hugo Von Hofmannsthal écrit : La plupart des gens ne vivent pas dans la vie, mais dans un simulacre, dans une sorte d’algèbre où rien n’existe et où tout seulement signifie. Je voudrais éprouver profondément l’être de toute chose.

DE La rêverie

La rêverie échappe à la fixité des catégories et révèle des liens là où tout semblait irrémédiablement séparé. L’état onirique et poétique lèvent la barrière perçue comme infranchissable entre le monde intérieur et extérieur. 

Le rapport à l’espace et l’environnement n’obéit plus aux mêmes lois, on peut s’y projeter sans se disperser, être dans son intimité sans être coupé de l’extérieur.

La rêverie est mouvement : le dehors se métamorphose en espace intime et l’intériorité, en retour, s’expand et se confond avec l’étendue du dehors. 

L’espace, dans la rêverie, devient une expérience intérieure tout en étant une expérience charnelle et corporelle. 

Entrer dans la rêverie poétique demande donc de changer de registre psychique et même comme dit Bachelard, de rentrer dans ce qu’il appelle un non-moi mien, (Poétique de la rêverie) de recontacter une ouverture première et confiante au monde qui ranime le lien à la perception originelle.

La rêverie éveille le souvenir de ce que fut cet espace originaire. 

L’environnement s’est inscrit sur la surface de toute la peau et dans la profondeur du corps, les organes, les os, les muscles. La participation du corps au monde qui l’entoure a présidé à la naissance de l’espace interne. L’ espace de l’intériorité est d’abord cet espace dynamique, traversé de tensions vivantes et charnelles. Les rythmes et impulsions du monde parcourent tout l’être et animent notre métabolisme physiologique, nos systèmes nerveux, endocriniens…

En tant qu’adulte, nous habitons un monde de représentations, dans un rapport différé aux choses. Enfant, nous étions confondus avec le monde et c’est cette expérience de la dimension corporelle immédiate de la perception qui a ouvert l’espace en nous et fondé l’intériorité.

A l’épreuve de l’irreprésentable

La représentation à l’épreuve de l’irreprésentable

Ce texte est issu d’une intervention au Séminaire mensuel à la Halle Saint-Pierre organisé par Jean-Pierre Klein en 2017 – Article à paraître dans la revue Art et Thérapie.

La représentation se trouve acculée à ses confins quand elle se confronte aux violences traumatiques sociétales ou intimes.

Est-il possible malgré tout de dépasser ce qui semble irreprésentable ?

Nous verrons comment des poètes et des artistes ont répondu à la puissance destructrice du processus mortifère par la vitalité salvatrice de la médiation.

La mise en œuvre peut alors être un « événement-avènement » en réinventant un langage qui puisse à nouveau s’adresser à notre humanité.

L’art thérapie dont la singularité est de mettre au cœur de l’accompagnement la médiation, confirme ainsi sa légitimité.

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Se questionner sur les limites de la représentation, sur ce qui est hors du pouvoir du « représenter » trouve sa tension la plus forte essentiellement dans la confrontation avec la violence du traumatisme. Quelle est la nature de la puissance mortifère de ces traumatismes personnels et/ou sociétaux, quand on en est un témoin plus ou moins proche ou, d’autant plus, quand on en est victime ?

Les évènements traumatiques sont rejetés hors de la durée humaine, ce sont des évènements qui échappent à toute chronologie ; ils échappent à toute mémoire et en même temps sont immémoriaux et atemporels.

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Mouvements et cheminement dans la découverte du site paysager de La Closerie Falbala de Dubuffet

Intervention Novembre 2021 à l’Université de Regensburg en Allemagne

La Closerie Falbala se présente comme une construction architecturée de jardin clos mais, aux dires du peintre, serait plutôt une image à habiter. 

C’est un dispositif qui semble pourtant appartenir au monde des choses et de leur fonctionnalité. Le lieu est puissamment évocateur avec son sol mouvementé où le corps ne demande qu’à se déployer. L’espace paysager et champêtre dynamise le corps : courir, marcher, sauter, enjamber, déambuler… jusqu’à l’envie de célébrer l’espace en le dansant. 

Mais, de temps en temps et de manière brutale, la blancheur immaculée de la construction aveugle et la rend intouchable ; les sinuosités noires inscrites sur la couleur neigeuse des blocs de béton aplatissent l’espace en étrange page d’écriture. 

L’éblouissement provoqué donne la sensation de survoler le sol alors que le moment d’avant, on se sentait en contact avec toutes les sinuosités du parcours. Le rapport du corps à l’espace n’a plus d’importance. On bascule dans une bi-dimensionnalité qui n’est plus gouvernée par les lois de la physique : la sensation d’être entouré de productions mentales, pures représentations spatiales qui ne peuvent se percevoir que par le mouvement de l’esprit. 

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L’espace-présence en peinture

Nous posons sur le monde et particulièrement sur le tableau une résille de regards qui nous permet de lire ce que nous voyons, cheminement dont les diverses étapes échappent à notre attention et qui est plus ou moins induit par le peintre selon sa maîtrise. A la Renaissance,  la connaissance des structures géométriques devient fondatrice de la perception et de la lecture du monde. La maîtrise de la perspective élève la construction de l’espace à un véritable art des passages des plans : squelette indispensable à la construction de la résille arachnéenne du voir sur le monde.

Lorenzo Lotto et les trous d’absence :   Lotto est un artiste bizarre, chaotique, capable d’intuition géniale par l’intensité de l’enjeu pictural. Il est exemplaire par la manière dont il échoue à appréhender l’espace. Dans l’ « Annonciation » de 1527, de la pinacothèque de Recanati, cela s’incarne dans une rigueur quasi maniaque de la construction générale du tableau qui semble fermé et sans respiration. Les plans se disjoignent et l’espace ne maintient pas sa continuité; il y a des pans aveugles, la résille du regard est trouée par des pertes d’énergie qui fait tomber le spectateur entre 2 strates de l’espace.

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L’espace se mue rarement en mouvement, les plans sont figés dans un temps gelé, les plans sont collés les uns aux autres sans pouvoir empêcher des failles de se creuser. Aucune énergie ne se propage.

La lymphe ne circule pas entre les divers interstices de l’espace, entre par exemple bras levé et aile de l’ange, entre genou et bras tenant le lys, entre rideaux du lit et tête de la vierge ; entre la courbe de la colonne de la balustrade et la rondeur du biceps échoue la résonance, les fleurs colmatent mal la brèche irrémédiablement ouverte, ce genre de détail se répète entre mains du Dieu et colonne, entre les différentes frondaisons de l’arrière fond, entre les mains ouvertes de la vierge, buste et rotation maladroite du genou, le chat échoue aussi à relier pupitre et tabouret etc.. ; plus grave encore, aucune conductibilité spatiale entre ange et vierge et le regard de la vierge ne nous adresse rien. La majorité de ses tableaux sont le reflet d’une distorsion du regard, quelque chose semble s’être déchiré pour lui dans le tissu visuel et sensible du monde . Du coup, des éléments de notre corps regardant sont anesthésiés ou amputés alors que le peintre tentait au contraire d’ unifier et de présentifier l’espace. Lotto nous rejette dans notre propre absence.

Au contraire, Léonard de Vinci conquiert l’espace total :

Dans « La dame à l’hermine » (1488-1490- Musée de Cracovie), la phalange  de la dame toquant sur la surface de la toile et le corps de l’hermine déroulent avec fluidité tous les plans emboîtés en 2 cercles aux mouvements opposés autour d’elle et entraîne le regard dans un mouvement de toupie et la livre au visible.
15 ans plus tard, « La Joconde » (1503-1505- Musée du Louvre) est ce mystère qui n’a même plus besoin de l’étayage de la construction pour créer ce regard-oiseau, le tissage fragile du monde visible est constitué dans son intégrité. Elle nous atteint en plein cœur dans un mouvement spiralé de l’espace.
La totalité de sa matière-présence nous oblige à être devant, nous désigne comme être vivant.