L’œuvre est une fenêtre sur laquelle le spectateur se penche, pour voir sur quoi elle donne…
Sachant que cette fenêtre qui « donne » au dehors peut renvoyer secrètement le spectateur à lui-même : la fenêtre peut être alors, au rythme d’un battement de paupières, aussi un miroir.
Dans ce double rôle du tableau comme fenêtre/miroir, Durer piège le spectateur : dans le St Jérôme ( 60x 48 cm – Lisbonne – 1521), si vous voyez le tableau comme une fenêtre, St Jérôme s’appuie sur sa tempe et désigne son propre crâne futur. Il nous fait ainsi méditer sur la brièveté de la vie, lointaine méditation douce assourdie par la distance de la représentation mais, Durer semble dire : je ne te laisserais pas dans l’illusion que tu pourrais tranquillement être face à Saint Jérôme car cette méditation sur la brièveté de la vie te concerne de manière beaucoup plus féroce et directe ; saint Jérôme semble ignorer le face à face trompeur. Il semble dire au spectateur avec ses yeux tournés vers la droite de baisser les yeux vers le crâne car, s’ il s’appuie sur sa tempe droite et désigne la tempe gauche du crâne, c’est parce que le tableau est aussi un miroir; cette inversion du miroir fait que la droite devient la gauche et il n’y a pas d’ambiguïté, il désigne bien la tempe réelle de celui qui regarde et qui, d’une certaine façon, est présent dans l’espace du tableau: ce n’est pas moi qui suis un saint représenté que tu dois regarder. Ne vous méprenez pas, si vous aviez l’envie de ne voir qu’une représentation de St Jérôme méditant sur sa propre mort, l’inversion à l’intérieur du tableau, ne s’éclaire que si je désigne cette tempe du crâne près de moi, c’est bien de vôtre tempe dont il s’agit et non la mienne. Il désigne au spectateur sa mort future.
Si je ne désigne pas le même coté de la tempe sur le crâne que sur celle sur laquelle je m’appuie, c’est parce que c’est ce crâne sera le tien. C’est de ta tempe dont il s’agit, c’est bien de ton futur crâne-squelette qu’il s’agit, toi qui es là face à moi ; c’est toi vivant devant moi qui va mourir !
Nous voyons bien la différence entre représentation qui renvoie le tableau à lui-même, à ses propriétés formelles et nous, à notre place distancée de spectateur et la présentification, néologisme inventé par Pierre Janet (1859 – 1947) , philosophe, psychologue et médecin et repris par des historiens d’art comme Louis Marin qui amène le spectateur à faire partie du tableau, qui l’oblige à s’impliquer en lui interdisant le moyen de se défausser.
Extrait d’une conférence donnée à la Halle St Pierre en mars 2010