Texte de la conférence donnée à l’occasion du Colloque de la FFAT en Mars 2017
La place du langage et plus souvent, de la parole dans l’accompagnement est délicat et pose beaucoup de questions.
Le langage verbal serait incapable de s’approcher du vécu, d’en rendre compte et pousserait à une posture objective qui fige. La mise en mots chosifierait l’expérience créatrice ou la dévaluerait comme étant juste éphémère et anodine.
De plus, la mise en mots dévoile notre vulnérabilité car elle nous confronte à cette incapacité de notre langage à être à la hauteur de l’expérience éprouvée. Du coup, il y a le risque de s’embourber dans l’explicatif, la justification ou la banalité.
La plupart du temps, que l’on soit en position d’art thérapeute ou de personne accompagnée, le langage se limiterait à du commentaire inutile ou nous acculerait à ce que nous avons voulu dire dans la forme, un « vouloir dire », qui ne peut, souvent, que nous fourvoyer, et stopper le mouvement qui nous porte en avant de nous vers ce mystère qu’est la forme.
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Dans les premiers temps de mise en création (surtout chez l’adulte), il y a souvent à endurer des moments de flottement et d’errance qui ont à se désencombrer de toutes ces questions que l’on peut se poser : « pourquoi je fais ça, ça sert à rien, de toute façon je ne saurais pas quoi en faire, ça n’a pas de sens etc. »
Quand j’ai commencé, je n’arrêtais pas de me dire « tais-toi ! tais-toi ! » ; je devais résister à la tentation de parler, car je pensais que ma parole éviterait à la personne cette phase fragile du flottement.
Grâce à ma stabilité et mon appui, une qualité d’attention silencieuse, je sais maintenant que cette 1ére phase si inconfortable pour elle et … pour moi, peut être essentielle pour laisser place ensuite à une autre phase où la personne va entrer dans l’écoute de ce que la mise en forme lui renvoie en termes de sensations, impressions, images, états d’âme…le mystère peut commencer à opérer…
J’ai appris à faire confiance à cette ambiance silencieuse pour accueillir tous ces mouvements intérieurs et pour favoriser l’inscription corporelle et émotionnelle de ce qui se passe en création.
Cette inscription de l’expérience est fondamentale pour qu’elle ne soit pas perçue juste comme volatile et passagère mais au contraire, pour que la personne puisse s’appuyer sur ce qui lui apparaît comme « événement », aussi minime soit-il, qui l’aidera à apprendre de son expérience et à modifier peu à peu son rapport à elle-même et à son monde.
Au de-là de cette méfiance que l’on pourrait avoir vis à vis d’une parole qui serait là « à défaut de » et qui empêcherait l’engagement dans le processus… a-t-elle malgré tout une place, à certains moments, pour faciliter non seulement cette inscription mais permettre aussi à la personne de sentir un alignement avec tout ce qui la constitue (corps, émotions, sentiments, mental etc.).
Chez les adultes essentiellement, la parole, souvent dans un temps différé mais quelquefois aussi en cours de création, semble parfois nécessaire pour valider le vécu de création et pour éprouver plus pleinement ce qui est en jeu.
Y aurait-il une possible appropriation de l’expérience par la parole pour tenter une réconciliation de tous les niveaux de la personne qui inclut aussi « le corps langagier », cette façon singulière que nous avons d’habiter ou de déserter la langue ?
Et même, en dehors de cette appropriation, est-ce que le langage verbal peut faire partie intégrante du processus art-thérapeutique au même titre que les autres langages plastiques ?
Peut-on renoncer aux rôles majeurs du langage que sont la dimension interprétative et la prérogative de la signification au profit d’autres rôles plus profonds et plus riches ?
Comment amener la personne à découvrir cette autre nature du langage qui, favorise l’inscription corporelle, émotionnelle que nous recherchons et qui puisse faire partie du processus même…
Pourtant, le langage affirme cette séparation qui semble insurmontable, d’avec l’expérience ; c’est une parole en surplomb.
Comment surmonter au sein du langage la séparation dont il est pourtant l’opérateur ?
« On est à la fois captif du langage et délivré par lui. » Dit Valère Novarina.
Mais alors, de quelle langage s’agit-il ?
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Je dis souvent que le patient avance en poète.
Qui a accompagné, constate combien on peut être émerveillé par la façon dont la personne se surprend à trouver ses voies de résolution… et elle n’avance pas par la réflexion conceptuelle ou la prise de conscience (même s’il peut y avoir des surprises de conscience comme le dit Jean-Pierre Klein) mais d’énigme en énigme et/ou à travers des sensations d’évidences plus ou moins voilées.
Seul, le poétique peut faire alliance avec ce monde insaisissable et au vif de l’expérience.
Ce poétique traverse bien entendu tous les langages d’expression que ce soit la peinture, la terre, la danse…mais son rôle majeur peut se révéler aussi dans le langage verbal et soutenir les enjeux sous-jacents qui traversent la personne.
Le langage, et je continue à parler du langage verbal, qu’il soit écrit ou parlé, peut être créateur et est en soi, alors, une expérience.
La dimension poétique de la langue et plus précisément l’état poétique de la langue (le poétique ne se limite pas au poème) a la capacité de faire vivre un mode d’exister au sein de l’expérience vitale sans s’en séparer.
Cet état n’est autre que l’expérience du sensible comme telle.
Mais comment accéder au poétique pour le patient ?
Pour découvrir la force opérante, thérapeutique du poétique dans la langue, la personne accompagnée pourra s’appuyer sur la façon dont l’art thérapeute va implicitement utiliser lui-même le langage.
- D’abord mais c’est une évidence, il y a d’abord renoncement à la dimension purement conceptuelle de la langue et aux seules exigences de la pensée logique.
Le concept, c’est-à-dire la représentation mentale d’une chose est, par nature, hors de l’expérience directe.
Nietzsche précise : Tout mot en devenant concept, se sépare irrémédiablement de l’expérience originale, unique, absolument individualisée, à laquelle il doit sa naissance.
Il s’agit d’arrêter de penser sur… une chose. On n’est plus dans un rapport intellectuel.
Une des dimensions du concept est de pouvoir parler, entre autre, de ce qui n’est pas là. De là, bien sûr, son utilité !… Mais aussi sa limite puisqu’il ne peut que signifier et évoquer l’absent et le grand absent, c’est le réel !
Je pense à l’œuvre de Joseph Kossuth, figure de l’art conceptuel des années 70
Joseph Kosuth-One-and-Three-Chairs-1965
-La photo d’une chaise, le mot chaise et une chaise objet ; il distingue sa représentation, sa nomination et la chaise « en chair et en os ».
Magritte – La trahison des images 1928
la représentation d’une pipe avec marqué « ceci n’est pas une pipe »…puisque c’est l’image d’une pipe mais pas la pipe elle-même.
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La poésie veut le réel.
« Qu’est-ce, après tout, que toute la langue, même bouleversée de mille façons, auprès de la perception que l’on peut avoir, directement, mystérieusement, du remuement du feuillage sur le ciel ou du bruit du fruit qui tombe dans l’herbe ? » dit Yves Bonnefoy
Le poétique nous demande, pour cela, de pleinement vivre l’expérience. Il nous enjoint l’immersion.
« Pour parler du lac » dit Holderlin « il faut pouvoir s’y plonger » et non rester sur ses bords.
Ensuite
- Il faut pouvoir faire confiance à l’approche descriptive comme porte du poétique.
Il suffit de remonter à la Genèse où l’acte de nomination créé le monde… l’acte de nomination ou de désignation est, en fait, le premier rôle de la langue, et ouvre essentiellement sur sa dimension poétique. C’est le langage le plus naturel qui soit, le plus originel, le langage de l’enfant. L’enfant est tout à la joie poétique de nommer les choses, il découvre ainsi le monde en le montrant et en le faisant exister pour lui.
Décrire, c’est célébrer la dimension essentielle de la langue et lui donner toute son ampleur grâce à la nomination et à la désignation comme mise en présence de ce qui est là, juste donné.
Quand je vais m’asseoir près d’une personne pour regarder avec elle ce qui s’est fait, elle me dit très souvent, je ne sais pas quoi dire…
Je lui demande alors « comment ça a commencé ? »
Peut se décrire alors, humblement, le voyage de la mise en forme ; la description aussi simple soit-elle ouvre la voie du poétique. La description peut s’arrêter très rapidement à partir du moment où elle relance dans la mise en forme ou devenir elle-même un processus d’affinement de ce qui est perçu jusqu’à des niveaux de granulation et de nuances insoupçonnées.
Le poète, Francis Ponge dans « Le parti pris des choses » 1942 part de la description concrète, simple, de chose banale du quotidien pour ouvrir sur le rêve et l’émerveillement.
« L’HUÎTRE
L’huître, de la grosseur d’un galet moyen, est d’une apparence plus rugueuse, d’une couleur moins unie, brillamment blanchâtre. C’est un monde opiniâtrement clos. Pourtant on peut l’ouvrir : il faut alors la tenir au creux d’un torchon, se servir d’un couteau ébréché et peu franc, s’y reprendre à plusieurs fois. Les doigts curieux s’y coupent, s’y cassent les ongles : c’est un travail grossier. Les coups qu’on lui porte marquent son enveloppe de ronds blancs, d’une sorte de halos.
À l’intérieur l’on trouve tout un monde, à boire et à manger : sous un firmament (à proprement parler) de nacre, les cieux d’en dessus s’affaissent sur les cieux d’en dessous, pour ne plus former qu’une mare, un sachet visqueux et verdâtre, qui flue et reflue à l’odeur et à la vue, frangé d’une dentelle noirâtre sur les bords.
Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre, d’où l’on trouve aussitôt à s’orner. »
Mais on pourrait citer des pages entières de Proust !
- Comme on vient de l’entendre dans le poème de Ponge, la description ouvre la porte à la métaphore (que j’appellerai « vive » dans la mesure où elle vivifie la sensation) ainsi qu’à toutes les figures de style comme le paradoxe, l’allégorie, la comparaison, l’analogie etc.
« Il y a à préserver ce monde primitif des métaphores, masse d’images surgissant, en un flot ardent, de la capacité́ originelle de l’imagination humaine » Rappelle Nietzsche et il rajoute :« Cet instinct qui pousse à former des métaphores, cet instinct fondamental de l’homme, … on ne peut en faire abstraction un seul instant, car on ferait alors abstraction de l’homme lui-même. »
Il est important de noter qu’il ne s’agit pas d’immobiliser la langue dans une figure de style ampoulée, une construction artificielle mais, au contraire, d’en rechercher la source naturelle, instinctive, vitale.
La métaphore met au centre le corps sentant.
Cela permet une profonde ouverture à la sensation : quand vous dites à un enfant qui écrase, crispé, son pinceau sur la feuille et que vous sentez que ce serait bien de lui faire découvrir les différents appuis possibles : vous pouvez lui dire : » tu devrais essayer de peindre avec le bout du pinceau » mais si vous lui dites : « imagines que le pinceau est une plume qui vient caresser le papier « ; il se passe toute autre chose. Vous entrez dans le monde des images. Vous ne parlez plus à sa tête mais à son corps et le corps aime les images.
La puissance métaphorique est un pivot à vif du langage poétique, et il « réconcilie, les êtres et les pierres. » dit encore le poète William Carlos williams
Ce monde primitif de la métaphore transforme le langage fade et sans chair en quelque chose de savoureux, charnel et riche de sensations.
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Une adolescente a spontanément voulu écrire parallèlement à ses peintures
Extraits de ses écrits et de ses peintures :
Jaune signifie la joie ; le rose signifiant l’amour coulant comme avec tristesse et douleur…noir, couleur du mal… les parcelles de mal venant à toute allure, commençant à avaler la partie du milieu…
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Impression de bloquer le passage à la partie bleue… Le violet donne l’impression de se tordre comme si la grande majorité du bleu était étouffante…Signification globale du tableau : Une veut enfermer l’autre. L’autre veut sortir de sa cage puisque compressé.
Partie close : de loin ressemble à une sorte d’animal (loup/chien) …
Noir : obscurité formant en même temps sa cage propre et excluant la partie ouverte, robuste quoique bancale.
Interprétation globale du tableau : un loup s’assombrissant et saignant observe la galaxie qui semble si lointaine et si belle.
Les écrits sont les pensées du tableau
Cette narration symbolique des couleurs par la mise en mots lui a fait découvrir que son monde intérieur n’était pas figé mais au contraire était traversé de vie « vivante » ;
(Si on voit la pathologie ou le traumatisme comme dissociation, fragmentation de la personne, la recherche de fluidité entre les médiations dans ce jeu de correspondances métaphoriques, entre la peinture et les mots, pour revenir à la peinture ou l’argile pour retourner ensuite aux mots, ne pouvaient qu’être bénéfiques. Je l’encourageais constamment à créer ces résonances en jouant avec les médiations pour laisser son imaginaire trouver des formes différentes, d’une médiation à l’autre, sans arrêter le processus à aucune.)
Ce qui l’a amené à inventer un style très personnel dans les écrits postérieurs qui l’ont aidé peu à peu à transformer une bizarrerie qui menaçait de s’enkyster en originalité assumée et joyeuse.
- Le langage poétique est une matière et une matière d’abord sonore. Les sonorités, les rythmes parlent autant que le sens des mots.
Bonnefoy dit que « la forme, en poésie, est d’abord le son mais pas comme dans le discours de la signification ; le son c’est d’abord cette présence pleine que je reprochais aux concepts de faire oublier. La forme porte le son. »
–Je pense à cette petite fille au mutisme extra familial ; non seulement elle ne parlait pas mais elle ne voulait pas faire de bruit en se déplaçant ou en fermant, par exemple, la fermeture éclair de son sweat.
De temps en temps, en atelier, je me suis mise à mimer les sons qui, malgré tout, pouvaient lui échapper comme le bruit du pinceau ou du crayon. Tout d’abord déconcertée, elle a, peu à peu, accepté le jeu et m’a proposé des sons qu’elle attendait que je mime. Quand elle sautait devant le tableau noir pour inscrire des tracés de haut en bas, elle jouait avec les sons d’effort qui s’échappaient d’elle pour que je les mime. Nous avons ainsi beaucoup partagé de fous rires ! Puis, un jour, elle a tracé au tableau noir une grande bouche et elle a commencé à me murmurer des phrases à l’oreille…
- « Le langage prend corps » dit Valère Novarina.
Pour cela, il faut effectivement reconnaître que le corps a une place essentielle et que le langage a un impact sur le corps.
Nous connaissons tous les réactions corporelles provoquées par la parole de l’autre : un mot peut être comme un coup de poing dans le ventre, on dit bien que les mots sont pires que des coups de révolvers…
C’est ce qu’on appelle en linguistique la dimension perlocutoire : il s’agit de tourner son attention sur cette dimension perlocutoire ; l’art thérapeute a à prendre en compte les effets sur l’autre des mots et paroles qu’il énonce.
Qu’est-ce que je fais à l’autre avec mes mots ?
Comment mes mots résonnent dans le corps de l’autre ? non seulement ceux que je choisis ou qui viennent mais aussi comment je les dis : leur tonalité, leur prosodie, leurs silences…. Bref, comment je les incarne (à condition que je sois présente authentiquement à ce que je dis…)
L’art thérapeute appelle son corps et le corps de l’autre à exister au sein du langage en étant attentif à la dimension éveillante du mot et de la phrase, déclencheurs dans le corps de répercussions sensorielles qui peuvent être très riches et nuancées ; ce qui permet à la personne de tourner son attention vers sa façon de se laisser choisir par ses propres mots :
Qu’est-ce que je me fais à moi-même avec mes mots ? comment cela résonne dans mon corps ? qu’est-ce que mes mots font à mon expérience créatrice ?
- Le langage, en étant matière, nous touche.
L’émotion, le sentiment, les affects nourrissent la langue.
En tant qu’art thérapeute, on renonce à une utilisation normative, opérationnelle et lisse de la langue pour se risquer à dévoiler son rapport personnel et sensible à la langue mais pas pour soi mais au service de l’autre.
Il s’agit, du coup, d’investir ce champ délicat de l’intersubjectivité.
Se risquer à un rapport personnel à la langue, c’est accepter d’exprimer un regard ému sur l’expérience, accepter les images, affects, ou les états d’âme qui l’accompagne ; mais toujours au service de la personne ; il y a, bien sûr, à distinguer dans les images ou ressentis, ceux qui peuvent être partagées.
La dimension affective est une des conditions essentielles pour que la personne puisse être transformée par l’expérience et existe aussi avec la langue.
Exemple de S. : elle ressent un décalage dans sa manière de s’exprimer ; elle a beaucoup d’aisance et de maîtrise dans sa manière d’être et de parler mais elle se sent inauthentique et a l’impression de porter un masque.
Comment être habitée par soi ?
Tout un lent travail se tresse entre son travail de modelage et l’expression de ses ressentis ; peu à peu, elle s’abandonne à la terre et grâce à la surprise provoquée par ce qui apparait malgré elle dans la terre, une parole sensible à la délicate tonalité émotionnelle se libère ; La terre échappe à son contrôle et est pour elle-même une énigme dont elle se sent l’obligée ; elle développe le goût d’en dévoiler les nuances par la parole, nuances dans la description du modelé qui l’encourage à moduler de plus en plus son propre toucher, ses propres gestes et la façon dont cela la touche.
Cette parole comble au fur et à mesure des séances le fossé qu’elle ressentait ; sa parole devient parole sensible et l’aide à s’accorder à elle-même…
- Une autre dimension essentielle du poétique, c’est l’abandon : on ne maîtrise plus le parlé mais on s’abandonne à lui. On se laisse « traversé » et surprendre par la parole comme on peut se laisser surprendre par la matière. La poésie demande à faire confiance à la langue, à se laisser porter par elle. Elle parle à travers nous ; on ne la contrôle pas.
Il s’agit de pleinement vivre ce mystère de l’altérité, signe essentiel de la création, et de pleinement accueillir ce qui, alors, nous est donné.
Le poétique ?
…en fait, c’est simple
Une poésie surgit quand s’invente « à nouveau les quelques gestes élémentaires qui nous unissent aux choses » ; C’est la venue « d’« une rive où le sens […] peut se reformer dans les choses simples, assurant à chacun une place, une raison d’être » dit Yves Bonnefoy
- Exemple : Cette maman, au contraire des autres mamans, vient à l’atelier morne et sans désir. Au bout de plusieurs séances, me trouvant seule avec elle, je lui propose alors d’aller au bord de la Marne sans dessiner. Il fait beau et derrière l’hôpital, il y a un petit chemin champêtre le long d’un affluent de la Marne avec des jardins ouvriers. La proposition tout en la surprenant, la soulage. Je lui suggère tout en se promenant de choisir des moments d’arrêts pour qu’elle puisse regarder plus à loisir. Tout en étant toujours surprise et décontenancée par ma proposition inhabituelle, elle l’accepte sans trop de mauvaise grâce.
Elle voit un acacia plein de boules de gui et choisit dans le contre-jour, une branche qui lui plaît avec 2 boules de gui.
Sur le chemin du retour, levant la tête, elle me dit avec plaisir « ma branche » et en rit, toute surprise.
L’élection d’un fragment du monde fait que l’on invente son monde. La poésie, c’est faire d’un fragment du monde … son monde
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Cet accès à la parole poétique est comme un dégel comme me l’expliquait un de mes patients ; dégel qui augmentent la capacité d’être.
Il me parlait, à ce propos, du mythe des paroles gelées chez Rabelais
« Au confins de la mer glaciale, au cours d’une bataille félonne, gelèrent en l’air les paroles et cris des hommes et femmes, les hennissements des chevaux et tout autre effroi du combat. L’hiver passé, les paroles fondent et peuvent être entendues par ceux qui sont présents. Les paroles retrouvent leurs qualités matérielles sensibles : couleur, volume…. Les paroles gelées fondent quand on les réchauffe et redeviennent des bruits. Pantagruel et ses compagnons peuvent les voir, les prendre, les jeter, les manipuler. »
La langue est espace, texture, elle est spatiale, modelable ou triturable. Les paroles redeviennent une matière vivante.
Il continuait en me racontant que sa mère lui avait fait goûter à 6 ans une graine de grenade. 60 ans plus tard, il découvre que, dans la mythologie grecque, Perséphone, kidnappée par Hadès, ayant goûté une grenade, nourriture des morts, a été obligée de rester avec lui.
Cette histoire de grenade est, pour lui, comme une parole qui s’est dégelée et qui trouve ainsi sa place dans son propre grand récit au lieu de rester enclos, inerte, dans sa mémoire.
Il terminait son explication en me disant, moitié sérieux moitié en plaisantant, qu’il soupçonnait sa mère de l’avoir fait exprès pour qu’il puisse se souvenir d’elle quand il découvrirait le mythe…
Dans cette parole dégelée, à nouveau fluide et vivante, les correspondances et les temps dansent ensemble…