La sensorialité, soubassement du sensible.

Université Paris Descartes– Conférence donnée à l’occasion d’un séminaire sur “Ecrire le sensible à l’heure du numérique” en Novembre 2016

Le numérique intensifie la rupture avec le monde réel et plus particulièrement nous prive du monde des matières. Par ailleurs, on sait que l’une des conséquences du mal-être, c’est la rupture du rapport avec le corps et, par conséquence, la rupture du lien avec la matière.

Seul le corps a ce savoir des matières, il en est le dépositaire et l’opérateur.

J’aimerai insister sur l’un des axes essentiels de l’accompagnement en art thérapie qui est justement de favoriser la création ou la recréation du lien entre la personne et les matières du monde.

Cette rencontre avec le monde des matières est une des séquences fondatrices du processus créateur.

Cette première séquence du processus créateur, se situe donc bien avant la recherche d’une mise en forme, bien avant tout désir de représentation, figure ou dimension symbolique.

Le temps de l’expérience artistique est rythmé entre action et contemplation et il est bien sûr présent aussi dans cette expérience de la matière.

Quels sont les registres mobilisés par ce « corps » éveillé par les matières?

1ére phase : Il y a d’abord l’action du corps en rencontre avec la matière :

Ce qui est à l’œuvre dans cette connaissance de la matière, c’est la sensorialité et la motricité : les portes du corps que sont les 5 sens, et plus précisément le toucher et les gestes ; juste plongé dans l’univers des sensations et les vivre le plus pleinement possible en étant attentif aux émergences spontanées dans l’instant : envies de gestes, attention à certaines sensations etc.

La faculté du sentir est la manifestation première de l’être vivant. Ce moi sentant est plus originaire que le moi pensant. Le corps vécu, sensible, sensoriel est à la source du jaillissement créateur. Les sensations éveillées appellent une multitude de tonalités infiniment précieuses, qui semblent porteuses de messages du temps primordial « des 1ère fois ».

‘sentir’ serait synonyme de conscience de soi. Tout commence par cet étonnement, celui de ‘se sentir exister’ : « Je sens que je sens. »

Retrouver le bonheur simple d’être un corps vivant.

La personne accompagnée peut se sentir alors profondément concernée et saisie par l’évidence et la nécessité de vivre cette présence impérieuse du mystère de la matière.

On aborde la matière comme désarmé … on peut déposer les armes, cesser de se battre pour laisser la matière juste être et nous avec elle!

Pendant un instant, le monde est entre parenthèses, allégé des représentations et des connaissances acquises que nous en avons, on se défait de son pouvoir stagnant et enlisant.

Dieu, dans la bible, a créé le monde en le nommant, pourquoi n’y aurait-il pas un mouvement de création des choses qui pourrait exister en leur ôtant leur nomination, en les purgeant de toute représentation, pour inventer un rapport nouveau qui leur redonne cette candeur qui précède leur nomination et toute expérience antérieure.

Pouvoir se déprendre de toute représentation, de toute symbolique pour juste redécouvrir à neuf les lois, les limites, les qualités et la présence de ces matières, en oubliant interdits, certitudes et acquis … et jouer.

Découvrir que sous le connu, il y a toujours de l’inconnu à explorer, et sentir la nécessité et l’urgence de vivre cette exploration comme une expérience pleine, où tout de soi est engagé. La personne découvre l’expérience qu’elle a « besoin » de vivre avec la matière choisie et, recommence alors patiemment à réinventer une nouvelle façon de relier matières, sensations et gestes, imaginaire et émotions.

Cette 1ére phase est fondamentale, elle ouvre des mondes : certaines des polarités sensorielles vont révéler à la personne leurs 2 principes opposés en une complémentarité dynamique qui va déployer l’éventail des nuances ; cela ouvre effectivement un « monde » : le monde du noir et blanc et toute la gamme infinie des gris par exemple (je pense à une femme violente pour qui cette découverte a été essentielle); le chaud/froid et l’univers des températures ; le lourd/léger et le monde des poids, le dur et doux (pour une autre, la révélation de la douceur du sable a été bouleversante, elle qui se vivait en armure) etc ; on entre de plus en plus dans les variations et les degrés ouverts par ces polarités en approfondissant la subtilité de la sensorialité.

2éme phase :

Puis un 2eme niveau sensoriel que l’on pourrait dire imaginaire où il n’y a pas le toucher-contact direct mais un toucher-geste ou mvt mental, c’est une modalité perceptive spécifique très puissante de l’intériorité car s’aménage alors un espace intérieur mais poreux au monde où circulent souffle et énergies, espace des résonances entre la chair et le monde. Le déploiement de cet espace offre un horizon au sujet, qui s’expérimente alors lui-même à travers la matière.

C’est la phase contemplative : va et vient entre la matière et ce qu’on pourrait appeler « la chair de la chair « ; d’abord se défusionner de la matière, se séparer, se mettre en retrait pour regarder la matière mais un regard non pas de spectateur inerte mais c’est un regard-corps participatif ; il faut sortir de cette étrange certitude que, si on est à distance, on est coupé du monde, juste spectateur d’un monde dont notre corps est congédié. A distance, le corps se fermerait.

Dans l’atelier, progressivement, apprivoiser la confiance et s’ouvrir à sa vulnérabilité pour accéder à une porosité avec ce qui se manifeste dans la matière et juste tourner son attention vers la façon dont notre corps se laisse toucher et modifier par elle.

il faut pouvoir accepter une forme d’enchantement volontaire, poser l’hypothèse d’une foi perceptive pour favoriser la venue d’un espace conducteur entre soi et la matière. Accepter de se laisser toucher et voir/sentir ce qui est là-bas en dehors et ici en même temps dans mon corps. Le retrait hors de la fusion avec la matière fait entrer dans un temps en suspens et ce qui était ressenti comme une séparation, au lieu de nous isoler, ouvre à un dialogue littéralement organique avec la matière. la dimension organique étant un élément fondateur de l’essence de l’homme et de la « sensibilité de l’âme ».

On est témoin attentif des modifications au cœur de sa chair causées par les évènements de la matière (le fusain, la peinture par ex) qui s’abouchent au remuement des ressentis corporels internes dans une forme de chiasme (Merleau Ponty). Se laisser faire pour éprouver la limpidité de la mise en mouvement de la matière en écho à la mise en mouvement organique.

Remuement interne qui s’évalue avec les mêmes catégories sensorielles que le contact direct ( Densité/évanescence, légèreté/lourdeur, immobilité/mvt toutes les catégories sensorielles et motrices) augmenté d’autres manifestations qui tiennent compte de la tridimensionnalité imaginaire et qui se joue en terme de degré d’intensité dramatique, de dimensions énergétiques, d’attraction, répulsion, contraction, dilatation, spatialités, de sensations de familiarité ou d’étrangeté et de qualités de présences.

En se tournant vers ces empreintes en mouvement dans sa propre matière, on rejoint les potentialités, l’advenir de la matière qui se trouve, elle, devant soi. Ce dialogue sensoriel, cette rêverie oeuvrante, libère son pouvoir prédictif sur la mise en forme à venir, donne des indices sur la possibilité de devenir de la forme et de l’image. La forme ou l’image entendue non pas comme quelque chose réduit à du reconnaissable ou du repérable mais un devenir qui respecte l’irréductibilité de leur langage ; l’innommable peut échapper un moment à l’exil pour se poser et habiter avec son mystère dans l’espace pictural ou spatial.

Il y a une 3éme phase

3éme niveau sensoriel : Plus on entre dans la subtilité de la perception sensorielle, plus on sent le besoin de s’accorder au langage. Lui qui semble si étranger au sentir, qui est ressenti par beaucoup de personnes comme froid et objectif et amène souvent à la sensation d’une fracture violente avec le monde et notre nature sensible ; Dans le langage, le corps, la chair nous est retiré ; il s’agit patiemment d’en traverser l’épreuve pour se laisser faire par la possibilité de la langue de se retourner vers nous.

Débarrasser le langage de son écorce, pour l’ouvrir comme on ouvre la chair d’un fruit pour en goûter la saveur.

Notre fil est toujours la sensorialité. L’intensité gustative des sens s’éveille au détour imprévisible d’abord puis recherché ensuite d’un mot, d’une formulation qui s’ajuste comme tenon/mortaise.

Nommer, décrire humblement, au plus près, les manifestations de la matière dans un recto-verso matière/chair, sans chercher à éclairer, mais au contraire en acceptant la pénombre des manifestations sensorielles. Paradoxalement, cette pénombre est signe qu’il y a du sens disponible, une sensation de sens, mais ce n’est pas un sens logico-mathématique mais un sens plutôt poétique. Il n’y a pas nomination du sens mais apparition des effets que provoque la rencontre du sens. Tout un tressage se tisse entre les sensations et leur formulation hésitante pour amplifier la résonance éveillante dans la chair.

Cette sensation de sens a tous les effets que provoque le sens : évidence, clarté, sentiment de connaissance qui nourrit, remplissement existentiel… repères qui construit un savoir incarnée de l’expérience.

On découvre alors que ce langage n’est pas réduit au « vouloir dire » linguistique mais nous ouvre la porte de cette écoute si simple qui nous fait entendre et ressentir le chant des oiseaux ou le bruissement des arbres et qui ouvre au monde des images; on  entre ainsi dans un comprendre autre où la vie tout autant intérieure qu’extérieure est aperçue dans ce qu’elle a de plus intime, de plus mystérieux et de plus inexprimé.

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